CHAPITRE CINQ

 

Le lundi matin, Qwilleran passa une heure à l’institut pédagogique pour voir une exposition de dessins d’enfants. Il espérait y trouver matière à un article d’humour tendre sur des bateaux qui flottaient dans le ciel, des maisons rouges avec des cheminées vertes, des cheveux bleus qui ressemblaient à des moutons et des chats, des chats, des chats...

Après cette incursion dans le monde sans complication de l’art puéril, il revint à son bureau dans un état mental de détachement satisfaisant.

À son arrivée, un silence inhabituel se produisit. Les machines à écrire s’arrêtèrent de crépiter, les têtes se dressèrent et les téléphones vert pomme eux-mêmes restèrent silencieux.

— J’ai des nouvelles pour vous, Jim, dit Arch Riker. J’ai téléphoné à Mountclemens pour fixer un rendez-vous. Il vous invite à dîner demain soir.

— Hein ?

— Vous n’allez pas vous trouver mal, au moins ? Tout le service en est resté coi.

— J’imagine déjà la manchette, dit Qwilleran, Le critique empoisonne la soupe du reporter.

— Il a la réputation d’être un fin gourmet. Avec un peu de chance, j’espère qu’il n’utilisera le poison qu’au dessert. Voici son adresse.

À six heures, le mercredi soir, Qwilleran prit un taxi pour se rendre au 26, place Blenheim, dans un vieux quartier qui avait abrité, naguère, l’élite de la cité. La plupart des hôtels particuliers avaient été transformés en pensions de famille à bon marché et un certain nombre de commerces en voie de disparition y avaient trouvé refuge. Qwilleran nota un réparateur de porcelaine, qui devait dissimuler un bookmaker, un marchand de pièces anciennes qui servait probablement de paravent à un autre trafic. Quant au costumier, la nature réelle de son commerce faisait peu de doute dans l’esprit de Qwilleran.

Au milieu de ces immeubles sordides, se détachait une solide demeure bourgeoise à l’aspect des plus respectables. Elle affichait une élégance victorienne jusque dans la décoration de sa grille en fer forgé portant le n° 26.

Qwilleran évita deux clochards qui s’éloignèrent en titubant, une bouteille de vin à la main et disparurent dans une ruelle voisine. Il gravit quelques marches de pierre pour atteindre un petit portique où trois boîtes aux lettres attestaient que la maison avait été divisée en appartements. Il lissa sa moustache et sonna. Un mécanisme ouvrit la porte et il pénétra dans un vestibule dallé où une autre porte ne s’ouvrit que lorsqu’il eut pressé un second bouton.

Il pénétra, alors, dans un hall princier, mais assez obscur. Il eut conscience de la présence de lourds cadres dorés, de miroirs, de statues et d’une console supportée par des lions dorés. Un tapis rouge recouvrait le sol et l’escalier, en haut duquel se tenait un homme qui dit d’une voix bien timbrée :

— Voulez-vous monter, Mr Qwilleran ?

Très grand et d’une élégante minceur, Mountclemens portait une veste en velours rouge foncé et son visage parut au journaliste éminemment poétique, peut-être à cause de la mèche de cheveux retombant sur le front haut. Un léger parfum de citronnelle l’environnait.

— Vous excuserez ce contrôle, avant d’ouvrir la porte, dit le critique, mais dans ce quartier, on n’est jamais assez prudent.

Il tendit la main gauche à Qwilleran et le fit entrer dans un salon qui ne ressemblait à rien qu’il eût jamais vu. La pièce était à la fois obscure et encombrée. La lumière provenait d’un feu de bois allumé dans la cheminée et de lampes qui baignaient d’un éclairage indirect des œuvres d’art. Qwilleran dénombra des bustes en marbre, des vases chinois, de nombreux cadres dorés, un bronze représentant un guerrier et quelques anges en bois sculpté. L’un des murs de la pièce à haut plafond était couvert d’une tapisserie médiévale, avec des personnages grandeur nature. Au-dessus de la cheminée, pendait un tableau que même Qwilleran identifia comme un Van Gogh.

— Ma petite collection semble vous impressionner, Mr Qwilleran, à moins que vous ne soyez surpris par mes goûts éclectiques. Laissez-moi vous débarrasser de votre pardessus.

— Vous avez là un véritable musée, remarqua Qwilleran, avec un respect mêlé de crainte.

— C’est toute ma vie et j’admets, sans aucune modestie, que je crois avoir réussi à créer une certaine atmosphère.

La cheminée était flanquée d’importantes étagères chargées de livres. Les autres murs étaient ornés de tableaux, jusqu’au plafond.

— Permettez-moi de vous servir un apéritif. Avant le dîner j’évite quelque chose de plus fort qu’un sherry ou un vin cuit, car je suis assez fier de mes talents culinaires et je m’en voudrais de paralyser vos papilles.

— Je ne bois jamais d’alcool, répondit Qwilleran, aussi mes glandes gustatives sont-elles en excellente condition.

— Un tonic, peut-être ?

Mountclemens sortit de la pièce et Qwilleran en profita pour relever d’autres détails. Un dictaphone sur une table. Deux fauteuils profonds placés face à la cheminée, avec un canapé entre les deux. Il s’installa dans un des fauteuils et s’enfonça dans les coussins mœlleux. Posant la tête sur le dossier, il éprouva une agréable sensation de confort à laquelle une musique distillée par des haut-parleurs dissimulés derrière un paravent japonais, venait ajouter une impression lénifiante. Il se prit à souhaiter que Mountclemens ne revînt pas trop vite.

— Aimez-vous cette musique ? demanda celui-ci en plaçant un plateau à la portée de son visiteur, je trouve Debussy reposant à cette heure de la journée. Voici quelques amandes salées pour accompagner votre boisson. Je vois que vous avez été attiré par le fauteuil le plus convenable.

— Ce siège est une invitation au repos. En quoi est-il recouvert ? Il me rappelle un tissu dont on faisait les genoux des pantalons dans mon enfance.

— Du velours de bruyère, indiqua Mountclemens, un tissu miracle que les savants n’ont pas encore découvert. Leur souci d’inventer des tissus synthétiques relève du blasphème.

— Je vis dans un hôtel où tout est en matière plastique, c’est vous dire si un homme de mon âge peut s’y sentir dépassé.

— Comme vous pouvez le constater en regardant autour de vous, j’ignore tout de la technologie moderne en matière d’ameublement.

— J’avoue que vous me surprenez, dit Qwilleran. Dans vos articles, vous prônez l’art moderne et pourtant, ici, tout est...

Il s’interrompit faute de trouver le mot juste.

— Permettez-moi de vous contredire, protesta Mountclemens. (D’un geste de la main, il indiqua une double porte à claire-voie.) Dans ce cabinet se trouve une petite fortune en tableaux du XXe siècle, conservés dans des conditions idéales de température et d’hygrométrie. Cela représente mes investissements, mais les peintures que vous voyez sur les murs sont mes amis. Je crois en l’art contemporain comme en l’expression de son époque et je choisis de vivre dans la douceur du temps passé. Pour la même raison, j’essaie de préserver cette belle demeure ancienne de la ruine.

Avec sa veste de velours, ses escarpins vernis et son verre en cristal entre ses longs doigts fuselés, Mountclemens avait l’air à la fois sûr de lui et irréel. La musique, le fauteuil confortable, la chaleur ambiante engourdissaient Qwilleran. Il éprouva le besoin de bouger.

— Puis-je fumer ? demanda-t-il.

— Vous avez des cigarettes dans cette boîte en laque de Chine.

— Je fume la pipe, dit Qwilleran, en sortant de sa poche une pipe et une blague à tabac.

Comme la flamme de son allumette jaillissait dans la pièce sombre, il tourna la tête et vit briller une lumière rouge sur les étagères. Était-ce un signal ? Mais non, il distinguait deux points lumineux, brillants, vivants. Son allumette s’éteignit, les lumières rouges disparurent.

— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-il, j’ai vu briller quelque chose sur l’étagère.

— Ce n’est que le chat. Il aime se cacher derrière les livres. Il vient apparemment de terminer sa sieste entre deux biographies. Il semble les apprécier particulièrement.

— Je n’ai jamais vu de chat avec des yeux rouges.

— C’est là une des particularités des chats siamois. Faites briller une lumière et leurs yeux deviennent rubis. Ordinairement, ils sont du même bleu que ce Van Gogh. Vous pourrez vérifier, s’il décide de vous honorer de sa présence. Pour l’instant, il vous étudie. Il a déjà appris plusieurs choses à votre sujet.

— Comment cela ?

— Vous ayant observé, il sait que vous ne ferez probablement pas de gestes brusques et c’est un point en votre faveur. Votre pipe aussi. Il aime l’odeur du tabac et il savait que vous fumiez la pipe, avant même que vous ne l’ayez sortie de votre poche. Il a également compris que vous apparteniez à un journal.

— Allons donc !

— L’encre. Il a un flair particulier pour renifler l’encre d’imprimerie.

— Est-ce tout ?

— En ce moment il m’adresse un message. Il me dit de servir le premier plat ou bien il n’aura pas son propre dîner avant minuit.

Mountclemens se leva et revint avec un plateau de tartes au fromage.

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous prendrons l’entrée ici. Je n’ai pas de domestique et vous excuserez le service.

La pâte feuilletée de la croûte était légère et croustillante. La garniture, constituée par une crème au fromage, se révéla onctueuse et fondante à souhait. Qwilleran en savoura chaque bouchée.

— Cela vous étonne peut-être que je préfère me passer de toute aide ménagère, reprit le critique, mais j’ai une peur morbide des voleurs et je ne tiens pas à ce que des étrangers viennent dans la maison et découvrent la valeur des objets qu’elle contient. Je vous prierai de ne pas en parler en ville.

— Certainement, si vous le préférez.

— Je connais votre façon de procéder, à vous ; ni très journalistes. Vous êtes des pourvoyeurs de nouvelles par instinct et par habitude.

— Vous voulez dire que nous sommes une bande de bavards incorrigibles, dit Qwilleran en dégustant sa dernière tarte au fromage et en se demandant ce qui allait suivre.

— Admettons simplement qu’un grand nombre d’informations, vraies ou fausses, circulent sur mon compte au Club de la Presse. Mais je crois que je peux vous faire confiance.

— Merci.

— Quel dommage que vous ne buviez pas de vin ! J’avais l’intention d’ouvrir une bouteille de Château Cos d’Estournel 1945. Un grand cru, lent à atteindre sa maturité, supérieur même au 1928.

— Ouvrez la bouteille, dit Qwilleran, j’aurai plaisir à vous regarder la boire.

— Je n’ai pas besoin d’autre encouragement. Je vais vous servir un verre de jus de raisin de Catawba. J’en ai toujours pour lui.

— Pour qui ?

— Pour Kao K’O Kung.

Qwilleran regarda son hôte d’un air interrogatif.

— Le chat. Pardonnez-moi de ne pas vous l’avoir présenté de façon plus protocolaire. Il aime beaucoup le jus de raisin, surtout le blanc et rien que du meilleur. C’est un connaisseur.

— Il m’a l’air d’un chat assez extraordinaire.

— C’est un animal remarquable. Il apprécie certaines périodes artistiques et, bien que je n’approuve pas toujours son choix, j’admire l’indépendance de son goût. Il lit aussi les gros titres des journaux. Vous le verrez, quand on livrera la dernière édition. Et maintenant, nous pouvons passer à table.

Le critique écarta une tenture en velours rouge. Un arôme de homard vint agréablement chatouiller les narines de Qwilleran. Des assiettes à soupe, remplies d’un liquide épais et crémeux, étaient disposées sur une table nue qui semblait avoir plusieurs siècles. De grosses bougies brûlaient dans des candélabres en bronze doré.

Comme il prenait place sur une chaise à haut dossier sculpté, il entendit un bruit étouffé venant de la pièce voisine. Un grognement guttural suivit. Le parquet craqua et un chat beige, avec des pattes et un masque sombre, fit son entrée.

— Voici Kao K’O Kung, dit Mountclemens. Il porte le nom d’un artiste du XIIIe siècle et il possède lui-même la grâce et la dignité d’un objet d’art chinois.

Immobile, Kao K’O Kung regarda Qwilleran et Qwilleran regarda Kao K’O Kung. Le journaliste vit un chat long et mince, tout en muscles, avec une fourrure soyeuse, des yeux bleus et une indiscutable assurance.

— S’il pense ce que je pense qu’il pense, il vaut mieux que je m’en aille, dit Qwilleran.

— Il vous évalue et il a toujours l’air sévère quand il se concentre. Il vous inspecte avec ses yeux, ses oreilles, son nez et ses moustaches. Ces quatre moyens d’investigation seront centralisés pour faire une synthèse et selon le verdict, il vous acceptera ou non. Il vit en ermite et craint les étrangers.

Le chat prit son temps et quand il eut fini d’inspecter le visiteur, calmement et sans effort apparent, il sauta sur le haut d’un bonheur-du-jour.

— Oh ! s’exclama Qwilleran, avez-vous vu ça ?

Du haut de son perchoir, Kao K’O Kung prit une pose avantageuse et surveilla la scène au-dessous de lui avec intérêt.

— Un bond de deux mètres cinquante n’est pas rare pour un siamois, dit Mountclemens. Les chats ont des facultés que ne possèdent pas les humains et nous avons tort de les juger selon nos propres critères. Pour comprendre un chat, vous devez savoir qu’il a ses dons, son point de vue et même sa moralité. Le fait qu’il ne parle pas ne constitue nullement une infériorité. Les chats méprisent les discours. Pourquoi parleraient-ils alors qu’ils peuvent communiquer sans utiliser de mots ? Ils s’arrangent très bien pour se comprendre entre eux et ils essaient patiemment de nous faire part de leurs pensées. Mais pour comprendre un chat, vous devez vous-même vous montrer détendu et réceptif.

Les manières du critique frappaient par leur sérieux et leur érudition.

— La plupart du temps, les chats ont recours à la pantomime. Kao K’O Kung utilise un code qu’il est aisé de traduire. Il griffe des objets pour attirer l’attention. Il renifle pour indiquer la suspicion. Il se frotte sur vos chevilles lorsqu’il désire un service et il montre les dents pour manifester sa désapprobation. Il a aussi une façon féline d’exprimer son mépris.

— J’aimerais bien voir cela.

— C’est très simple. Quand ce chat qui est un modèle de grâce et d’harmonie se roule soudain dans une pose disgracieuse et se gratte les oreilles, il vous dit, monsieur, d’aller au diable.

Mountclemens enleva les assiettes à soupe et apporta une terrine de poulet dans une sauce sombre et mystérieuse. Un miaulement sonore s’éleva du meuble.

— Nul besoin d’antenne pour comprendre ce message, déclara Jim.

— Le défaut d’antenne dans l’anatomie humaine m’a toujours semblé une grave lacune. Avec quelques dispositifs de ce genre, imaginez ce qu’un homme pourrait gagner en matière de communication et de pronostics ! Ce que nous appelons de la perception extra-sensorielle est une expérience normale pour un chat. Il sait ce que vous pensez, ce que vous allez faire et d’où vous venez. J’échangerais volontiers une de mes oreilles ou un bras pour une paire de moustaches félines en bon état de fonctionnement.

Qwilleran posa sa fourchette et s’essuya soigneusement les lèvres à sa serviette.

— Ceci est intéressant, dit-il, puis il toussota deux ou trois fois avant de poursuivre. Puis-je vous confier quelque chose ? Il m’arrive quelque chose de curieux avec mes moustaches. Je n’en ai jamais parlé à personne, mais depuis que je les ai laissées pousser, j’ai l’idée étrange que je suis plus... réceptif. Comprenez-vous ce que je veux dire ?

Mountclemens hocha la tête d’un air encourageant.

— C’est là un propos que je n’aimerais pas que l’on répande au Club de la Presse... mais j’ai à présent le sentiment de voir les choses plus clairement. Parfois, je sens ce qui va arriver et je me trouve là où il faut, au bon moment. C’est à la fois inquiétant et mystérieux.

— Kao K’O Kung éprouve cela, lui aussi.

Le chat poussa un miaulement rauque, se leva, s’étira, bâilla et sauta à terre d’un bond souple.

— Observez-le bien, dit le critique, dans trois ou quatre minutes, la sonnette va retentir, ce sera le livreur de journaux. Il doit être en route et Kao K’O Kung sait qu’il arrive.

Le chat traversa le salon et le vestibule pour aller se poster en haut de l’escalier. Presque aussitôt, la sonnette carillonna.

— Voulez-vous être assez aimable pour descendre chercher le journal ? demanda Mountclemens. Il aime lire les nouvelles, quand elles sont fraîches. Pendant ce temps, je vais remuer la salade.

Avec un air digne et poliment intéressé, le chat surveilla les mouvements de l’invité.

— Posez le journal par terre, Kao K’O Kung va lire les gros titres.

Le chat suivit attentivement le processus. Ses narines frémirent par avance, ses moustaches s’agitèrent de haut en bas, deux fois, puis il baissa la tête sur la manchette de la première page et, touchant chaque lettre de son nez, il traça les mots : ÉTÊRRA TIDNAB NU.

— Est-ce qu’il lit toujours à l’envers ?

— Il lit de droite à gauche. À propos, j’espère que vous aimez la salade César ?

C’était une salade croquante et aromatisée, à laquelle succéda un gâteau au chocolat, mœlleux, fondant, recouvert d’une crème veloutée. Qwilleran se sentait miraculeusement en harmonie avec un monde où les critiques d’art cuisinaient comme des chefs français et où les chats savaient lire.

Un peu plus tard, ils burent un café turc, au salon et Mountclemens demanda :

— Aimez-vous vos nouvelles fonctions ?

— Je rencontre des personnalités intéressantes.

— Les artistes de cette ville ont plus de personnalité que de talent, je regrette de le constater.

— Ce Cal Halapay est difficile à cerner.

— C’est un fumiste. Sa peinture est tout juste bonne à illustrer une marque de shampooing. Sa femme est décorative, je vous l’accorde, à condition qu’elle se taise, mais c’est malheureusement un exploit impossible pour elle. Halapay joue aussi les mécènes auprès de Tom Leblanc, un jeune serviteur ou protégé – quel que soit le mot charitable – qui a l’insolence, à l’âge de vingt et un ans, d’annoncer une exposition rétrospective de ses œuvres. Avez-vous rencontré d’autres représentants du monde artistique ?

— Earl Lambreth. Il paraît...

— Son cas est pathétique. Il n’a pas le moindre talent mais il espère atteindre la célébrité en s’accrochant aux basques de sa femme. La grande chance de sa vie a été d’épouser une artiste. Comment il a réussi à gagner les faveurs d’une créature aussi remarquable dépasse l’imagination.

— Mrs Lambreth est une personne très séduisante.

— Et une grande artiste, bien qu’elle ait besoin d’épurer sa palette. Elle a fait quelques études de Kao K’O Kung et a su exprimer le mystère, la sauvagerie et la loyauté reflétés dans une seule paire d’yeux félins.

— J’ai rencontré Mrs Lambreth à La Palette et le Burin. Il y avait un bal costumé, samedi soir.

— Est-ce que ces adultes étaient retombés en enfance au point de se déguiser ?

— C’était le bal de la Saint-Valentin. Chaque couple représentait des amoureux célèbres. Le premier prix a été attribué à une femme sculpteur nommée Butchy Bolton. La connaissez-vous ?

— Oui, et le bon ton m’interdit de risquer le moindre commentaire. Je suppose que Mrs Duxburry était là, elle aussi, drapée dans ses zibelines et ses Gainsborough.

Qwilleran sortit sa pipe et mit quelque temps à l’allumer. Kao K’O Kung arriva de la cuisine et s’arrêta au milieu de la pièce pour se faire admirer pendant qu’il procédait à sa toilette rituelle d’après dîner. Avec une studieuse concentration, il passa sa langue rose sur ses moustaches. Puis il lécha sa patte droite à fond et s’en servit pour se laver l’oreille droite. Ensuite, il changea de patte et répéta le même procédé. Une fois sur la joue, deux fois sur l’œil, une fois sur les sourcils, une fois derrière l’oreille. Une fois derrière la tête.

— Vous pouvez vous sentir complimenté, dit Mountclemens, quand un chat se lave devant vous, c’est qu’il vous admet dans son univers... Où comptez-vous habiter ?

— Je cherche un appartement meublé. J’ai hâte de quitter cet hôtel.

— J’ai un logement vacant au rez-de-chaussée. C’est petit mais confortable et plutôt bien meublé. Il y a un radiateur à gaz et quelques bons impressionnistes de second ordre. Le loyer serait insignifiant. Je tiens surtout à ce que ce local soit occupé.

— Cela paraît tentant, murmura Qwilleran des profondeurs de son fauteuil, le souvenir du potage à la bisque de homard encore présent dans son esprit.

— Je voyage beaucoup et dans ce quartier assez mal fréquenté, il vaut mieux que la maison n’ait pas l’air abandonnée.

— J’aimerais jeter un coup d’œil à cet appartement.

— En dépit de ma fâcheuse réputation, vous aurez en moi un propriétaire agréable. Tout le monde déteste les critiques et j’imagine que la rumeur publique fait de moi une sorte de Belzébuth cultivé, chargé de prétentions artistiques. J’ai peu d’amis et, Dieu merci, aucune famille, à l’exception d’une sœur qui habite Milwaukee et refuse de me désavouer. Je vis en reclus.

Qwilleran hocha la tête, d’un air compréhensif.

— Un critique ne peut se permettre de frayer avec des artistes et quand vous refusez toutes les invitations, vous vous attirez la jalousie et la haine. Tous mes amis sont dans cette pièce. Ma seule ambition est de posséder des objets d’art et dans ce domaine, je ne suis jamais satisfait. Saviez-vous que Renoir avait peint des stores à une époque de sa vie ? J’en possède deux.

Soudain Kao K’O Kung, qui était assis devant le feu, poussa un miaulement du fond de la gorge. C’était un commentaire siamois que Qwilleran ne sut interpréter, mais il ressemblait à un présage de mauvais augure.